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3 avril 2018

LE DESASTRE DE L'OUVERTURE A LA CONCURRENCE DU FRET FERROVIERE !. EXPLICATION DANS UN ARTICLE DE MEDiAPART

La réunion du comité d’entreprise de Fret SNCF du 27 mars fut sans doute une des plus brèves dans l’histoire de l’entreprise. « Les représentants du personnel ont lu une déclaration unitaire puis se sont levés », raconte Alexandre Boyer, secrétaire CGT cheminots de Paris Sud Est. Il n’était pas prévu, de toute façon, d’aborder les vrais sujets lors de cette rencontre, tout étant repoussé après la réforme de la SNCF. Depuis novembre au moins, les salariés redoutent pourtant de savoir ce qui les attend : trois mille emplois risquent de disparaître dans les prochaines années, soit quasiment la moitié de l’effectif de Fret SNCF.

Un plan social à nouveau. Un de plus.

Il n’est pas étonnant que l'expression « ouverture à la concurrence » tétanise et révolte l’ensemble des salariés de la SNCF. Alors que le gouvernement parle de lendemains qui chantent – plus de trains, plus de services, à un moindre coût, moins de pannes –, ils ont en tête le précédent du fret ferroviaire. L’ouverture à la concurrence de cette activité à partir de 2006 est synonyme, pour eux, d’abandon de toute politique en faveur du ferroviaire, d’une mort lente programmée.

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Douze années se sont écoulées depuis le début de l’expérience. Cela permet de tirer un bilan. « Une casse absolue », dit l’économiste Jean Gadrey. Même le rapport Spinetta ne parvient pas à passer totalement sous silence le fiasco de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire en France. « L’ouverture du marché du fret ferroviaire, qui a conduit à une forte réduction des trafics, et à un endettement massif de Fret SNCF, illustre les enjeux [de l’ouverture à la concurrence du transport voyageurs – ndlr] », note-t-il.

La catastrophe est double. D’abord pour l’ensemble du transport ferroviaire. Alors que sur les estrades, les responsables politiques rivalisent de promesses et d’engagements pour lutter contre le changement climatique, pour promouvoir une économie plus respectueuse de l’environnement, pour sortir du transport routier et du pétrole, derrière le rideau, rien n’a été fait pour tenter de promouvoir ou au moins soutenir cette activité face à la concurrence de la route. Au contraire.

Répartition du transport entre la route, le rail et les voies navigables. © eurostat
Un train de fret émet dix fois moins de CO2 par kilomètre que le nombre de poids lourds nécessaires pour transporter la même quantité de marchandises. Pourtant, le trafic de marchandises par rail a été divisé par 3,4 depuis 1980 et surtout par 2,5 depuis 2000. La chute s’est accélérée avec la crise de 2008. Aujourd’hui, le trafic de fret ferroviaire est autour de 32 milliards de tonnes/km.

« À l’inverse de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Autriche, ou du Royaume-Uni, la part du fret ferroviaire dans le transport de marchandises a baissé en France, de 18 % en 2003 à moins de 10 % en 2016 », constate le rapport Spinetta. La France est désormais en queue de peloton de l’Europe pour le fret ferroviaire, à égalité dans son abandon du rail avec la Grande-Bretagne.

Pour Fret SNCF, cette catastrophe se traduit à la fois en termes industriels, financiers et humains. Depuis l’ouverture du fret à la concurrence en 2006, la vie de la branche de transport ferroviaire de la SNCF vit au rythme des restructurations, des atrophies, des cessions. Une lente disparition programmée, consentie dans l’indifférence générale.

En dix ans, les effectifs ont été ramenés de 15 000 agents à 7 400. Le nombre de wagons chargés par Fret SNCF est passé de 700 000 à 150 000. Dans l’espoir de trouver un équilibre financier, la société a fermé des services, des lignes, des gares de triage, a cédé l’essentiel de son matériel roulant (locomotives, wagons) à une autre filiale du groupe, Akiem. En vain. Douze ans après, Fret SNCF perd toujours de l’argent – plus de 200 millions d’euros en 2017 – et croule sous un endettement de 5 milliards d’euros.

Pour expliquer cet échec monumental, mais jamais reconnu, les responsables de la SNCF et les gouvernements successifs mettent en avant des raisons structurelles, et en premier lieu la désindustrialisation. Depuis les années 1980, les aciéries, les usines de produits chimiques, les usines d’aluminium, les sites pétroliers, qui sont les premiers utilisateurs du fret ferroviaire en raison du poids et du volume de leurs charges, n’ont cessé de fermer. Le fret ferroviaire a donc mécaniquement baissé, expliquent-ils. De plus, soulignent-ils, ce secteur est très cyclique, très exposé au retournement de conjoncture. Le fret ferroviaire a subi très durement la crise de 2008. Les trafics de marchandises se sont alors effondrés avant de se redresser légèrement après 2012. Enfin, parmi les raisons avancées, il y a naturellement les arguments habituels : le statut, les « privilèges » sociaux des salariés, les rigidités de l’organisation.

L’ennui est que ces arguments résistent peu face à la réalité des chiffres. Depuis 2006, une vingtaine de sociétés sont venues concurrencer la SNCF dans le fret ferroviaire. Elles détiennent aujourd’hui 40 % du marché. Bien que dégagées de toutes les contraintes du « fameux » statut, bien que se concentrant sur les marchés les plus rémunérateurs – la traction des trains complets –, elles perdent toutes de l’argent. « Les quatre principales entreprises de fret ferroviaire [Euro Cargo Rail (groupe DB Schenker Rail), VFLI (groupe SNCF Mobilités), Europorte France (groupe Eurotunnel) et Colas Rail – ndlr], ont enregistré une perte de près de 300 millions d’euros en 2014 », relève le rapport Spinneta.
En 2016, Euro Cargo Rail, la filiale de la Deutsche Bahn, censée être la référence indiscutable en matière de gestion ferroviaire, a dressé le constat de son activité en France : depuis son entrée sur le marché français en 2006, elle n’a cessé de perdre de l’argent. La filiale a engagé un plan social aboutissant à la suppression de trois cents emplois, le quart de ses effectifs. De même, la société VFLI, filiale de droit privé de la SNCF, a le plus grand mal à trouver l’équilibre financier. Créée en 1998, cette dernière bénéficie pourtant du soutien total de sa maison mère. « À l’origine, elle n’était censée faire que du fret de proximité. Maintenant, elle est en concurrence frontale avec Fret SNCF, raflant un grand nombre de ses clients traditionnels. Elle n’a pas ses frais de structure, fait appel à la maison mère quand elle a besoin de conducteurs. Il n’y a pas trop de risques pour elle », explique, Stéphane Tartar, responsable CFDT chargé du fret.

La route, archi-subventionnée par rapport au rail
Les causes réelles de l’effondrement du fret ferroviaire sont donc peut-être à chercher ailleurs que dans le statut privilégié des cheminots. En fait, elles sont connues de longue date : la concurrence totalement déséquilibrée du rail par rapport à la route.

Dans la compétition des transports, le rail part lesté, devant assumer de nombreux désavantages par rapport à la route. Il est lourd, plus compliqué à utiliser, il entraîne des ruptures de charge. Surtout, il doit payer le coût élevé de ses infrastructures. Le transport routier ne paie pas les siens au juste prix. Au contraire, il externalise le plus possible ses coûts directs sur la collectivité. Les coûts indirects – pollution de l’air, nuisances sonores et environnementales, sécurité routière – étant totalement niés.

À partir des années 1980, des pays, à l’instar de la Suisse, ont décidé de favoriser le fret ferroviaire, non seulement en subventionnant le transport de marchandises par rail mais en investissant dans la modernisation de leur réseau et dans de nouveaux modes d’acheminement (camions embarqués, conteneurs, combinaison rail-route, fret cadencé). Des mesures réglementaires (obligation pour les camions d’emprunter le rail, taxes sur le transport routier de marchandises) ont été prises pour réduire le transport routier ou au moins l’obliger à réinternaliser certains coûts et rééquilibrer la concurrence en faveur du transport ferroviaire, en vue de favoriser son développement.

En France, les gouvernements successifs ont choisi l’option inverse. « Il n’y a jamais eu aucune volonté politique de soutenir le fret ferroviaire », constate Stéphane Tartar. Depuis des décennies, tout est mis en œuvre pour favoriser à outrance le transport routier. Non seulement celui-ci ne paie pas le prix normal mais il est subventionné. Exonération d’une partie des taxes pétrolières, abaissement de la taxe à l’essieu, tarifs des péages autoroutiers sans rapport avec l’usure produite des camions par rapport aux voitures, allégements des charges sociales, recours aux travailleurs détachés… tout a été fait pour faciliter le recours aux camions, sur le dos des contribuables, des automobilistes particuliers, et du ferroviaire.

© Reuters
© Reuters
Le fiasco de l’écotaxe illustre à merveille cette politique inchangée depuis les années 1970. Au moment du Grenelle de l’environnement, cette écotaxe est présentée comme un moyen de faire payer au transport routier une partie de ses nuisances et de favoriser le financement d’autoroutes ferroviaires. La mesure vise à mettre un terme au flot ininterrompu de camions qui traversent le pays dans tous les sens, rendant des endroits invivables comme la vallée de l’Arve, totalement malade de la pollution en raison du transport routier.

Mais, une fois passé par la moulinette de Bercy et du ministère des transports, il ne restera plus rien de ce projet d’écotaxe, porté par les mouvements écologiques, comme l’ont mis en lumière les commissions d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat en 2014. La taxe sur les transports routiers, au fil des apports ministériels et de la haute administration, s'est transformée en projet d’une super-TVA sur toutes les marchandises transportées, sans rapport avec le coût d’usage des infrastructures, imposant aussi bien le camion de livraison de lait en Bretagne que le transport ferroviaire.

Quant au produit de cette taxe, il était déjà fléché d’avance : la haute administration voulait un milliard d’euros pour les routes, pas pour le réseau ferroviaire. L’écotaxe a été rapidement enterrée. La direction des routes du ministère des transports a bien obtenu le milliard qu’elle souhaitait. Mais rien n’a été prévu pour l’entretien du réseau ferroviaire. En contrepartie, contrairement à la volonté des parlementaires, non seulement l’État n’a pas repris la gestion des autoroutes, mais a allongé les concessions autoroutières, en leur laissant une grande liberté tarifaire sur les péages, selon des accords signés par le ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron.

Revenir sur une taxation du trafic de marchandises par la route, le gouvernement n’y pense même pas. « Pas question de reparler d’une écotaxe », a prévenu un représentant de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), invité, on ne sait pourquoi, à la grande concertation sur la réforme de la SNCF, au ministère des transports.

En bonne logique libérale, les gouvernements successifs ont donc laissé la SNCF se débrouiller avec le fret ferroviaire, en organisant sa dégradation. Comme les autres activités, le fret a été obligé de participer au financement du tout TGV. Pour faire face à sa dette toujours plus lourde, Réseau Ferré de France, l’entité chargée de gérer le réseau – devenue SNCF Réseau – n’a cessé d’augmenter le coût des péages, rendant le fret ferroviaire encore moins concurrentiel par rapport à la route, au moment même où celui-ci voyait son activité chuter.

Conséquence : les pertes d’exploitation se sont creusées pour tous les acteurs ferroviaires, privés comme publics. Bercy – « sans qui rien ne se fait », selon le sénateur Hervé Maurey (UDI), étonné par l’emprise que peut avoir le ministère des finances sur la gestion du ferroviaire en France – a exigé des mesures d’économies, des restructurations immédiates pour réduire les pertes de Fret SNCF.

Filialisation, privatisation
Au moment même où le Grenelle de l’environnement parlait de la relance du transport ferroviaire, la direction de la SNCF a donc décidé d’abandonner de nombreux services, et notamment le transport des wagons isolés qui permettait de drainer des tonnes de marchandises par rail à travers la France. Les commerciaux de la SNCF se sont alors précipités vers les anciens clients du rail pour leur proposer à la place d’assurer le transport de leurs marchandises par route. Geodis, filiale de la SNCF, est désormais le premier transporteur routier en France.

Toujours par souci d’économie, on a fermé des gares de triage, supprimé des liaisons ferroviaires, détruit nombre d’infrastructures. « Aujourd’hui, il ne reste plus que trois grands centres de triage », dit Alexandre Boyer. « Même si l’activité ferroviaire repartait aujourd’hui, nous ne serions plus capables d’offrir les services d’avant. Les embranchements qui nous permettaient de relier les clients n’existent plus », renchérit Stéphane Tartar.

© dr
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À ces destructions s’ajoute le sous-investissement massif dans le réseau traditionnel depuis des années. Aujourd’hui, la vétusté des infrastructures, l’absence d’entretien et de maintenance, la dégradation des équipements sont devenues le problème majeur du système ferroviaire français. Et le fret, parce que les trains circulent la nuit, qu’ils empruntent les voies secondaires, en paie le prix le plus élevé. « Il y a des endroits où on ne peut plus rouler à plus de 30 kilomètres/heure pour des raisons de sécurité, tellement le réseau est vétuste. Je ne parle même pas du réseau autour de la région parisienne. C’est calamiteux. Il faut parfois faire des détours immenses pour l’éviter. La qualité du service se dégrade à vue d’œil. Nous ne pouvons plus acheminer les trains dans des conditions normales, en respectant les horaires », rapporte Stéphane Tartar.

Là encore, le rapport Spinetta est obligé de leur donner raison. « Le taux de régularité des trains de Fret SNCF était de 83 % en 2015 ; le nombre de minutes perdues aux 100 km, pour l’ensemble des entreprises de fret ferroviaire, et hors causes liées à l’infrastructure, était proche de 8, soit 20 fois plus que pour les TGV, et 6 fois plus que pour les TER. » Ils sont nombreux, ces cheminots, tout au long de cette enquête, à insister sur leur « honte » de voir la SNCF afficher des retards, des annulations, de ne plus savoir faire arriver un train à l’heure. « Être à l’heure, c’est le devoir des cheminots, une des valeurs fortes de la SNCF, notre façon de décliner le sens du service public », dit Bruno Poncet, responsable de Sud Rail.

Que peut devenir Fret SNCF, et plus largement le fret ferroviaire, dans un tel contexte ? Pour l’avenir, le gouvernement n’a aucun projet de développement. Il ne veut ni créer des autoroutes ferroviaires, ni développer le transport combiné, ni soutenir le réseau secondaire. Plus grave, il ne prévoit pas de remise en cause du plan signé en 2017 pour assurer le financement de la dette ferroviaire. Celui-ci a inscrit une hausse moyenne de 4,5 % des péages par an afin de financer le réseau. « Cette évolution paraît difficilement soutenable, et risque de se traduire par une perte de compétitivité du fret ferroviaire », souligne même le rapport Spinetta.

« Sans remise à plat de cette dette », rien ne sera viable, poursuit-il. « Tous les pays qui ont mené des ouvertures à la concurrence réussies ont, en parallèle, mis en place les conditions d’un équilibre économique global du système ferroviaire, et ont renforcé sa gouvernance. » Pour l’instant, dans sa grande réforme de la SNCF, censée apporter des réponses à tous les problèmes, le gouvernement a préféré renvoyer ce sujet, qui mine l’ensemble du système ferroviaire, aux calendes grecques. Le statut des cheminots est tellement plus fondamental.

Autant dire que l’avenir s’annonce sombre pour Fret SNCF. Recapitalisée à hauteur de 1,5 milliard d’euros en 2005, la branche a accumulé à nouveau 4,7 milliards d’euros de dettes, à la suite de ses pertes successives. Ses frais financiers s’élèvent à plus de 200 millions d’euros – l’équivalent de ses pertes de 2017 –, payés intégralement à la SNCF. Car c’est sa maison mère qui lui prête l’argent. Mais, alors que la dette du groupe public est en moyenne autour de 3,7 %, celui-ci lui re-prête à 5,4 %. L’Autorité de régulation des transports ferroviaires et routiers (Arafer) a, malgré tout, recalé cette comptabilité intra-groupe, trouvant que les taux n’étaient pas assez élevés. Au nom de la concurrence libre et non faussée !

Pour éviter l’effondrement de l’activité, une nouvelle recapitalisation est évoquée. Bercy a déjà son plan : le financement serait assuré d’abord par la vente de Geodis. Cette filiale assure une grande partie des bénéfices du groupe SNCF. Qu’adviendra-t-il du groupe public, une fois privé de ces rentrées d’argent ? Mystère. Le ministère des finances propose en outre la vente d’Akiem, la filiale qui gère le matériel roulant, et aussi d’une partie de l’immobilier de la SNCF. Pour faire bonne mesure, il est également envisagé de rétrocéder l’entretien, la maintenance, la modernisation d’une partie du réseau qui ne sert qu’au fret, aux collectivités locales, aux chambres de commerce, voire à des acteurs privés. Bref, un grand dépeçage s’annonce. 
En contrepartie de cette recapitalisation d’un montant non encore chiffré, Fret SNCF devrait être filialisé. Ce serait la condition non négociable pour que l’Europe accepte cette opération de renflouement, ont déjà prévenu la direction de la SNCF et le ministère des finances. « La filialisation, ce serait le début de la fin », commente Alexandre Boyer. Mais s’assurer d’un système ferroviaire viable, développer des systèmes de transport plus respectueux de l’environnement, en somme aller dans le sens de ce qui peut favoriser une économie plus équilibrée, tout cela n’entre pas vraiment dans les préoccupations du gouvernement. On l’a compris : pour lutter contre le changement climatique, il suffit d’éteindre la lumière derrière soi.

Lien article :  https://www.mediapart.fr/journal/france/020418/fret-ferroviaire-le-desastre-de-l-ouverture-la-concurrence?utm_source=facebook&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-66
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