1 000 milliards d’euros : c’est le montant annuel de l’évasion fiscale dans la zone euro, organisé par les grandes banques à leur propre profit, à celui des grandes entreprises et de la finance internationale. La dette souveraine grecque s’élève à 320 milliards d’euros. A comparer aux 10 000 milliards d’euros que représente le PIB européen et aux 100 milliards d’euros annuels que les pays des Nations unies doivent trouver tous les ans pour alimenter le Fonds vert pour le climat.

Plongés dans la soi-disant «crise des dettes souveraines» depuis 2009 (1), les pays européens n’ont pourtant pas l’air de s’inquiéter de cette énorme ponction sur leurs budgets. Peu est fait pour lutter contre l’évasion fiscale, on préfère continuer à pressurer les peuples pour parvenir au sacro-saint équilibre budgétaire prévu par le glacial traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) (2). La question climatique ne semble pas non plus tellement urgente à nos gouvernants qu’ils agiraient enfin (3).

Malheureusement pour son peuple, le cas de la Grèce est emblématique des choix politiques faits par les dirigeants européens et les technocrates de Bruxelles.

Le dimanche 5 juillet 2015, les Grecs votent massivement contre les mesures d’austérité supplémentaires demandées par l’Union européenne. Cinq jours plus tard, Aléxis Tsípras accepte dans les grandes lignes les demandes européennes, à condition qu’une discussion sérieuse sur le montant de la dette soit enfin ouverte. C’est une décision à la fois courageuse et lucide. Il est en effet inenvisageable que la Grèce puisse sortir de l’ornière tant que la dette et ses intérêts pèsent aussi lourd sur son budget (la dette représente 180% du PIB et les taux d’intérêt à dix ans sont à plus de 10%). Dès le départ, tout économiste normalement constitué savait que la dette grecque n’était guère remboursable. Elle n’a fait que s’alourdir avec le temps, les plans d’austérité successifs ayant tué dans l’œuf toute perspective de reprise. Même le FMI, pourtant peu enclin à nuire aux créanciers internationaux, a mentionné cette semaine la nécessité d’une renégociation du montant de la dette grecque.

Lundi 13 juillet, l’«accord» finalement trouvé écrase littéralement la Grèce et humilie son peuple. La Grèce est en besoin immédiat de liquidités vu que la BCE se contente de fournir l’aide d’urgence ELA, une aide plafonnée à 89 milliards d’euros que la BCE se refuse à augmenter, ayant par ailleurs coupé ses mécanismes de refinancement traditionnels. Afin de recapitaliser ses banques, la Grèce n’a donc d’autre solution que de faire appel au sinistre mécanisme européen de stabilité (MES), qui prévoit des conditions sous lesquelles un pays membre peut recevoir un financement urgent, des conditionnalités proches de celles exigées par le FMI et qui nécessitent l’adoption du TSCG.

Cela n’a guère suffi à Madame Merkel et aux autres chefs d’Etat européens et l’accord signé lundi 13 à l’aube contraint la Grèce à des mesures encore plus draconiennes que tous les plans d’austérité précédents avant de pouvoir éventuellement envisager une discussion sur un tel financement (chiffré entre 82 et 86 milliards d’euros).

D’ici le 15 juillet, le gouvernement grec devra avoir modifié son système de TVA, pris des mesures pour «améliorer la soutenabilité à long terme du système de retraites» (c’est-à-dire baisser les retraites), établi l’indépendance de son Institut national de statistiques, et mis en place un conseil fiscal de surveillance de la dette, assorti de «sanctions quasi-automatiques de coupes budgétaires…» prévues par le TSCG et supervisées par «les Institutions» (tels que se désignent eux-mêmes les technocrates européens).

Dans leur grande mansuétude, «les Institutions» laissent aux Grecs jusqu’au 22 juillet pour adopter la «procédure Code civil» (certainement codifiée quelque part dans la montagne de normes produites par l’Union européenne) qui permettra une refonte du Code civil dans le but «d’accélérer les procédures judiciaires et de réduire les coûts», donc de détruire le droit, en particulier le droit du travail.

Après le 22 juillet, cet accord prévoit qu’Athènes s’attelle à des privatisations massives dans les secteurs de l’énergie et des infrastructures. Pour ce faire, les actifs grecs «seront transférés à un fonds indépendant qui les valorisera par des privatisations et d’autres moyens». Autrement dit, la Grèce n’aura rien à dire des choix qui seront faits en la matière par le fonds «indépendant», qui pourra brader ce qui reste du patrimoine grec en toute quiétude. La somme attendue, 50 milliards, est proprement délirante, car cette estimation ne repose sur rien et les précédents gouvernements sont à peine parvenus à privatiser pour 10 milliards en cinq années d’austérité dure.

L’Eurogroupe a même déjà décidé de l’affectation de ces 50 milliards imaginaires : la moitié pour recapitaliser les banques et un quart pour rembourser la dette, il restera 12,5 milliards à la Grèce pour investir et tenter de relancer son activité. La vente du port du Pirée va donc reprendre. Il y a aussi bien entendu des mesures concernant le marché du travail, qui doit être «modernisé, […], en adéquation avec les directives et meilleures pratiques européennes […] et être compatible avec le but de promouvoir une croissance durable et inclusive». Ce jargon bureaucratique recèle la quintessence de l’idéologie ordo-libérale : flexibilité, c’est-à-dire précarité du travail, performances et productivité mesurables à tous les étages et cela au niveau européen, voire mondial.

Et comme si cela ne suffisait pas, toutes les lois votées sous le gouvernement Tsípras devront être réexaminées : l’Union innove ainsi une nouvelle fois en inventant la technocratie rétroactive…

Le cœur de l’accord signé lundi concerne le financement, puisqu’il s’agissait d’éviter à court terme la faillite de la Grèce et sa sortie de la zone euro. Les 82 à 86 milliards d’euros qui seront éventuellement prêtés à Athènes (sous les conditions précitées) seront là aussi étroitement surveillés. D’ores et déjà, une réserve de 10 à 25 milliards est prévue par «les Institutions» pour le secteur bancaire (en plus des 25 milliards issus des privatisations). Le pays devra aussi «restaurer son accès au marché, qui est un objectif de tout programme d’assistance financière», ce qui veut dire en clair que la Grèce est priée de se rendre suffisamment attractive aux yeux des marchés financiers internationaux pour pouvoir se financer elle-même directement sur les marchés plutôt que de peser ainsi sur les citoyens et contribuables européens.

L’accord finit en évoquant en quelques mots la question de la dette : l’Eurogroupe sera peut-être prêt à envisager dans le futur une restructuration temporelle de la dette, mais exclut clairement la seule solution raisonnable, à savoir la diminution de son montant.

Alors que 1 000 milliards d’euros par an manquent dans les caisses des Etats européens, l’Eurogroupe, emmené par la chancelière allemande, refuse toute discussion sur le problème de fond d’une dette clairement insoutenable et qui le devient plus chaque jour, et préfère anéantir l’économie grecque par des mesures de mise sous tutelle. De plus, contrairement à ce qui est dit partout, la Grèce et les Grecs ont fait beaucoup d’efforts ces dernières années : malgré une récession de 25 points de PIB en cinq ans, un taux de chômage de 25% (50% chez les jeunes), une catastrophe humanitaire (3 millions de Grecs n’ont plus accès aux soins médicaux et l’espérance de vie a diminué drastiquement) (4), le déficit budgétaire primaire (hors paiement des intérêts de la dette) a été ramené à environ 0,6% du PIB. L’austérité qui sévi en Grèce depuis 2008 n’a pas permis au pays de s’en sortir, bien au contraire, puisqu’elle a plongé le pays dans la récession et a fait chuter les recettes fiscales. Malgré l’échec de la politique imposée par la Troïka, les faucons de l’Union européenne font mine de refuser de comprendre qu’un pays endetté et en récession ne peut diminuer le montant de sa dette par des politiques d’austérité car il se prive ainsi des rentrées fiscales engendrées par l’activité économique. Cet effet récessif est d’autant plus fort que la récession est marquée.

Pourtant, cela n’a rien de nouveau – ces mécanismes sont parfaitement connus des économistes depuis qu’ils ont été théorisés par John Maynard Keynes dans son ouvrage majeur, La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, en 1936. Dès 1919, Keynes, représentant anglais lors de la signature du traité de Versailles, avait prophétisé les effets récessifs qu’auraient les réparations de guerre imposées à l’Allemagne. Avant de quitter la salle, il avait averti contre les conséquences dévastatrices qu’auraient l’humiliation de tout un peuple et son écrasement sous une dette non remboursable (5). Déjà, il prônait une annulation partielle ou totale de la dette allemande. Il n’a pas été entendu par les hommes, mais l’histoire lui a tragiquement donné raison.

Madame Merkel et Monsieur Schäuble ont visiblement choisi d’ignorer cet épisode douloureux de leur histoire, comme il semble aussi qu’ils aient oublié qu’en 1953, huit ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la dette de l’Allemagne a été effacée par ses créanciers, pour ne pas risquer de répéter la terrible erreur de Versailles. Mais ils ne sont pas seuls, la mémoire historique de l’ensemble des pays européens leur fait défaut à un moment pourtant crucial pour l’Europe tout entière. Le peuple grec se serait-il rendu coupable de tels crimes que ce que l’on a accordé à l’Allemagne après la catastrophe du nazisme ne peut lui être accordé aujourd’hui ? Alors que la dette grecque, de 320 milliards d’euros, représente moins de 3% des 10 000 milliards de PIB de la zone euro, et qu’il y a toujours ces 1 000 milliards annuels qui se promènent tranquillement dans des paradis tropicaux ?

Depuis le tournant libéral des années 1980, l’Europe offre un visage toujours plus dur, gris et morose, ayant choisi une version étroitement comptable et égoïste du projet européen, tout en s’étonnant de ne pas faire vibrer les foules. Au manque criant de légitimité démocratique elle ajoute la pauvreté d’une vision froidement calculatrice, au service de la finance internationale plutôt qu’à celui de ses peuples. Le référendum grec dévoile une chose pire encore : alors qu’elle était larvée et cachée derrière le jargon administratif, la violence des «Institutions» technocratiques est apparue au grand jour, portant gravement atteinte à la souveraineté et à la dignité d’un pays membre de l’Union et de la zone euro. Sans rien résoudre de ses problèmes.

Les fondamentalistes des marchés financiers et les mollahs de l’équilibre budgétaire sont bien plus dangereux pour l’idée européenne et la démocratie que ne le sont les intégristes religieux de tous poils. En humiliant le peuple grec, en le condamnant à souffrir encore inutilement par le fer de politiques qu’ils savent contre-productives, les intégristes viennent de porter un coup fatal à l’idée européenne tout en se targuant, comme Monsieur Hollande, d’avoir sauvé l’Europe.

(1) Pour beaucoup de pays  la «crise des dettes souveraines» n’est pas liée à des dépenses publiques inconsidérées, mais correspond au coût de sauvetage des banques par les Etats.

(2) Voir Les économistes atterrés, «L’Europe mal-Traitée», 2012, LLL

(3) Attac a récemment lancé une campagne de sensibilisation à ce sujet, en «kidnappant» des chaises dans des agences bancaires de grands groupes connus pour leur participation au système mondial d’évasion   fiscale, dans la perspective de la conférence sur le climat (COP 21) qui se tiendra bientôt à Paris.

(4) Voir David Stuckler, Sanjai Basu (2014) «Quand l’austérité tue», Autrement

(5) J. M. Keynes, 1919, «Les conséquences économiques de la paix», trad. française Petite Bibliothèque Payot.

Dany Lang, économiste, université Paris XIII, membre des Economistes atterrés, et Hélène Tordjman, économiste, université Paris XIII, membre de Technologos
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